Non, le Louvre ne devrait pas vous interdire de photographier les Vermeer
Nombre de musées prohibent les prises de vue dans les expositions temporaires. Une pratique que rien ne justifie juridiquement, a fortiori quand il s'agit, comme dans le cas du peintre néerlandais, d'œuvres du domaine public.
Affluence record dès le premier jour, temps d’attente de deux à trois heures, billetterie en ligne désactivée… L’ouverture à Paris, mercredi dernier, de l’exposition consacrée par le musée du Louvre à l’œuvre du peintre néerlandais Johannes Vermeer est certes un succès, mais pour le moins chaotique, comme le raconte le Parisien ce lundi. De quoi, pour les heureux élus qui réussiront à approcher les tableaux du maître de Delft, avoir envie d’immortaliser l’instant… Pas de bol : ils ne sont pas autorisés à le faire. Comme bon nombre de musées français, le Louvre interdit en effet la prise de photos dans ses expos temporaires.
C’est son droit ? Eh bien non, justement. C’est ce qu’explique dans un long billet le blogueur Calimaq, alias Lionel Maurel, bibliothécaire et cofondateur de l’association SavoirsCom1, qui milite pour la reconnaissance du domaine public. «L’exposition Vermeer au Louvre bafoue en réalité les droits des visiteurs en leur refusant la possibilité de prendre en photo les œuvres exposées», écrit-il. Un diagnostic qui s’appuie sur le travail de synthèse de Pierre Noual, docteur en droit, historien de l’art et auteur d’un «guide de sensibilisation juridique» intitulé «Photographier au musée», publié il y a deux semaines. Pour Noual, «au regard du droit», il est même «impossible de restreindre la prise de vue» dans les musées. Ses conclusions rejoignent des arguments déjà mis en avant par d’autres juristes, en particulier pour les œuvres du domaine public.
Le propriétaire d’un tableau peut-il s’opposer à ce qu’il soit photographié dans le cadre d’une exposition ?
C’est l’un des arguments mis en avant par les musées pour interdire les photos. Sauf que, comme le rappelle Pierre Noual, deux régimes de propriété différents sont associés aux œuvres d’art : la «propriété corporelle», l’objet matériel (par exemple la toile), et la «propriété incorporelle» à laquelle est attaché le droit d’auteur. Or, dans les faits, il est très rare que le propriétaire – public ou privé – d’une œuvre physique détienne également les droits de propriété intellectuelle, comme le droit de reproduction. Dès lors que ce n’est pas le cas, il ne peut pas s’opposer à la prise de vue. D’après la jurisprudence du Conseil d’Etat, un propriétaire public, comme un musée, peut la refuser à des photographes professionnels qui voudraient utiliser l’image dans un but lucratif. Mais cette restriction ne concerne pas le grand public.
Quid du droit d’auteur ?
Lorsque l’œuvre est entrée dans le domaine public, soixante-dix ans après la mort de l’auteur (comme c’est le cas pour les tableaux de Vermeer), «il est impossible de restreindre la photographie», écrit Noual. Et tout un chacun peut par ailleurs diffuser ces images d’œuvres du domaine public, dans un but lucratif ou pas, par exemple via les réseaux sociaux. Seule condition : respecter le «droit moral», c’est-à-dire le droit au respect de l’auteur et de l’œuvre – qui est, lui, inaliénable et imprescriptible.
Dans le cas d’œuvres couvertes par des droits de propriété intellectuelle, l’artiste ou ses ayants droit peuvent «légalement interdire toute reproduction de l’œuvre et donc sa prise de vue». Sauf qu’il existe à cette restriction une exception prévue par la loi française : le droit à la copie privée. Autrement dit, le visiteur d’une expo qui diffuserait sur les réseaux sociaux, par exemple, des photos d’œuvres protégées serait en infraction, mais pas celui qui les garderait pour lui ou pour son cercle familial. Pas suffisant, donc, pour justifier l’interdiction pure et simple.
Et les règlements intérieurs des musées ?
C’est l’autre argument, le plus fréquent, qui sert à justifier les interdictions de photographier à l’entrée des expos. Ces règlements s’inspirent d’un arrêté de 1979, qui prévoit l’autorisation de photographier les œuvres des collections permanentes et l’interdiction pour les collections temporaires. Là encore, pour Pierre Noual, il y a un problème : cette interdiction méconnaît à la fois le droit à la copie privée, qui concerne toutes les œuvres, et le cas du domaine public. Elle est donc «illégale en regard de la hiérarchie des normes». En revanche, rien ne s’oppose à ce qu’un musée interdise l’usage du flash, que ce soit pour protéger des œuvres fragiles ou pour ne pas gêner les autres visiteurs.
Schéma de synthèse de Pierre Noual, tiré de son guide «Photographier au musée»
Et si les musées appliquaient la charte du ministère de la Culture ?
En interdisant aux visiteurs de photographier les tableaux du peintre néerlandais, le Louvre est «purement et simplement dans l’arbitraire administratif», conclut Lionel Maurel. Pour Pierre Noual, il y a matière à attaquer ce type de règlement intérieur devant les tribunaux administratifs, «afin que les dispositions légales de la propriété intellectuelles soient respectées et appliquées dans l’enceinte du musée». Et pour qui se risquerait à braver l’interdiction, il rappelle qu’en aucun cas les agents de sécurité du musée n’ont le droit de demander à un visiteur ses papiers d’identité (seuls les agents assermentés y sont autorisés), pas plus qu’ils ne peuvent le retenir dans l’enceinte du musée, confisquer l’appareil photo ou exiger la destruction des clichés.
La politique du Louvre – et d’autres musées publics – en la matière est d’autant plus problématique qu’elle va à l’encontre de la charte «Tous photographes !» du ministère de la Culture, qui remonte déjà à juillet 2014. Cette charte n’est certes pas obligatoire, mais elle était censée être «appliquée dans les musées et monuments nationaux»… Et permettre aux visiteurs de photographier les œuvres et de les partager «dans le cadre de la législation en vigueur», à condition de ne pas utiliser le flash, de ne pas gêner les autres, de veiller «à ne pas porter atteinte à l’intégrité des œuvres», de respecter le droit à l’image des personnels des musées, et de demander des autorisations en cas d’usage de matériel dédié (pied, lumières…).
Pour mémoire, il a fallu que Fleur Pellerin, alors ministre de la Culture, partage un cliché d’un tableau de Bonnard sur Instagram pour que le musée d’Orsay se décide, en mars 2015, à lever l’interdiction de photographier ses collections. Et la Réunion des musées nationaux (RMN) continue à apposer un «copyright» sur toutes ses reproductions en ligne d’œuvres du domaine public. Ailleurs, rappelle Lionel Maurel, le Rijksmuseum d’Amsterdam propose sur son site des reproductions en haute définition, libres de droits, de tableaux de Vermeer – entre autres. Et tout récemment, le Metropolitan Museum of Art de New York a mis en ligne quelque 375 000 photographies librement téléchargeables.
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